ESOPE
L’ombre grise glissa le long de la corniche rocheuse, en direction de la tanière, ruminant sa déception : car les Mots avaient échoué.
Les rayons obliques du soleil révélèrent un visage, une tête, un corps, aux contours indistincts comme une brume matinale se levant au fond d’une gorge.
La corniche se rétrécit brusquement et l’ombre s’arrêta, stupéfaite, et se tapit contre le mur de rochers, car il n’y avait pas de tanière. La corniche se rétrécissait avant de parvenir à la tanière !
L’ombre pivota sur elle-même et examina la vallée. La rivière non plus n’était pas où elle aurait dû être. Elle coulait beaucoup plus près des bords du ravin qu’elle ne l’avait jamais fait. Et une hirondelle avait bâti son nid sur le mur de rochers – où il n’y avait jamais eu de nid.
L’ombre se raidit et les tentacules frémissants plantés derrière ses oreilles fouillèrent l’air.
Il y avait de la vie par ici ! L’odeur de la vie flottait dans l’air, vibrait sur les étendues des collines.
L’ombre frémit, quitta le bord du mur et continua à suivre la corniche.
Il n’y avait pas de tanière, la rivière n’était plus comme avant et une hirondelle avait bâti son nid contre le mur de rochers.
L’ombre frissonna, inquiète.
Les Mots avaient raison. Ils n’avaient pas échoué. C’était bien un monde différent.
Un monde différent, à plus d’un égard, si plein de vie que l’air en vibrait. Et cette vie peut-être ne courait pas si vite, n’était pas si prompte à se cacher.
Le loup et l’ours se rencontrèrent au pied du grand chêne et s’arrêtèrent pour passer un peu le temps.
— Il paraît, dit Lupus, qu’il y a eu un meurtre.
— Un drôle de meurtre, mon vieux, grogna Bruno. On l’a trouvé mort mais pas dévoré.
— C’est un meurtre symbolique, dit le loup.
Bruno secoua la tête :
— N’allez pas me dire qu’il peut exister un meurtre symbolique. Cette nouvelle psychologie que nous enseignent les Chiens va quand même un peu loin. Quand il y a meurtre, le mobile est la faim ou la haine. Vous ne me surprendrez jamais à tuer quelque chose que je ne mangerais pas. (Il se hâta d’ajouter :) Non pas qu’il m’arrive d’ailleurs de tuer, mon cher. Vous le savez bien.
— Bien sûr, dit le loup.
Bruno fit cligner ses yeux paresseux :
— Vous comprenez bien qu’il m’arrive parfois de retourner une pierre et d’écraser une fourmi par-ci par-là.
— Je ne crois pu que les Chiens considéreraient cela comme un meurtre, lui dit gravement Lupus. Les insectes, c’est un peu différent des animaux et des oiseaux. Personne ne nous a jamais dit de ne pas tuer d’insectes.
— C’est en cela que vous vous trompez, dit Bruno. Les Canons sont fort précis sur ce point. Vous ne devez pas détruire de vie. Vous ne devez pas ôter la vie.
— Peut-être bien, oui, peut-être bien, mon cher, fit le loup d’un ton papelard. Mais les Chiens eux-mêmes ne sont pas trop tatillons en ce qui concerne les insectes. Voyons, vous savez bien qu’ils cherchent à mettre au point une poudre plus efficace contre les puces. Et à quoi sert cette poudre, je vous le demande ? Mais à tuer les puces, voilà tout. Or, les puces, c’est la vie. Les puces sont des êtres vivants.
Bruno écrasa d’un geste vif une petite mouche verte qui bourdonnait devant son nez.
— Je vais au poste de ravitaillement, dit le loup. Voulez-vous que nous fassions route ensemble ?
— Je n’ai pas faim, dit l’ours. Et d’ailleurs, vous êtes un peu en avance. Il n’est pas encore l’heure de la pâtée.
Lupus se lécha les babines d’une langue gourmande :
— Oh ! de temps en temps, je passe comme ça, négligemment, vous savez, et le webster de service me donne un petit extra.
— Vous devriez vous méfier, dit Bruno. Il ne vous donne pas de petit extra pour rien. Il doit avoir une idée de derrière la tête. Je n’ai aucune confiance en ces websters.
— Celui-là est très bien, déclara le loup. C’est lui qui dirige le poste de ravitaillement, mais c’est parce qu’il le veut bien. N’importe quel robot pourrait le faire. Mais c’est lui qui est venu demander à en être chargé. Il en avait assez de traîner dans des maisons délabrées sans avoir rien d’autre à faire que jouer. Et il s’assied avec nous et reste à rire et à bavarder comme s’il était l’un de nous. C’est un bon type, ce Peter.
L’ours se gratta la gorge :
— Un des Chiens me disait l’autre jour que, selon Jenkins, leur nom n’est pas webster. Il dit que ce ne sont pas des websters, mais des hommes.
— Qu’est-ce que c’est que des hommes ? demanda Lupus.
— Je ne le sais pas plus que vous. C’est Jenkins qui les appelle comme ça.
— Jenkins, déclara Lupus, se fait si vieux qu’il ne sait plus très bien ce qu’il dit. Il a trop de souvenirs. Il doit avoir des milliers d’années.
— Sept mille, dit l’ours. Les Chiens comptent organiser une grande fête pour son anniversaire. Ils font faire un nouveau corps qu’ils vont lui offrir en cadeau. Son vieux s’use : il est tous les mois à l’atelier.
L’ours hocha la tête d’un air sagace :
— En fin de compte, Lupus, les Chiens ont fait beaucoup pour nous. Ils ont installé ces postes de ravitaillement, ils nous envoient des robots vétérinaires et mille autres choses. Tenez, l’an dernier, j’avais une rage de dents épouvantable...
— Mais, interrompit le loup, ces postes de ravitaillement pourraient être mieux. Ils prétendent que la levure de bière remplace la viande, que c’est aussi nourrissant et tout. Mais cela n’a pas le même goût que la viande...
— Qu’en savez-vous ? interrogea Bruno.
Le loup eut un soupçon de bredouillement :
— Mais... mais d’après ce que m’a raconté mon grand-père. Un gaillard, mon grand-père. De temps en temps il se faisait apporter un peu de gibier. Il m’a dit quel goût avait la viande rouge. Mais, en ce temps-là, on n’était pas aussi surveillé qu’aujourd’hui.
Bruno ferma les yeux d’un air rêveur :
— Je me suis toujours demandé quel goût avait le poisson. Il y a un tas de truites dans la crique du Pin. Je les ai observées. Ce serait facile de les attraper d’un coup de patte et de m’en payer une paire. Naturellement, s’empressa-t-il d’ajouter, je ne l’ai jamais fait.
— Naturellement, dit le loup.
Un monde, puis un autre, comme on dévide une chaîne. Un monde qui marchait sur les talons d’un autre qui lui-même allait de l’avant. Un monde pour demain, un autre pour aujourd’hui. Et hier est demain et demain est lé passé.
A cela près qu’il n’y avait pas de passé. Pas de passé sinon cette illusion de souvenir qui glissait comme l’aile de la nuit sur l’ombre de la pensée. Pas de passé palpable. Pas d’images tracées sur le mur du temps. Pas de film qu’on pouvait dérouler à l’envers pour voir les événements du temps jadis.
Josué se leva et se secoua, puis se rassit et se mit à se gratter. Icabod était assis devant la table et ses doigts métalliques pianotaient sur le bois.
— Il n’y a pas d’erreur, dit le robot. Nous n’y pouvons rien. Tout concorde. Nous ne pouvons pas voyager dans le passé.
— Non, dit Josué.
— Mais, dit Icabod, nous savons où sont les horlas.
— Oui, dit Josué, nous savons où sont les horlas. Et peut-être pourrons-nous les atteindre. Nous savons maintenant quelle route il faut prendre.
Une route était ouverte, mais une autre route était fermée. Fermée n’était pas le mot, d’ailleurs, puisqu’elle n’avait jamais existé. Il n’y avait pas de passé, il n’y en avait jamais eu, il n’y avait pas place pour un passé. Là où il aurait dû y avoir un passé, il y avait un autre monde.
C’était comme deux chiens dont l’un marcherait dans les traces de l’autre. Comme les maillons d’une chaîne sans fin passant sur une roue munie de milliards de dents.
— Nous sommes en retard, dit Icabod en jetant un coup d’oeil à l’horloge. Nous devrions nous préparer à aller à la fête en l’honneur de Jenkins.
Josué s’ébroua encore une fois :
— Oui, bien sûr. C’est un grand jour pour Jenkins, Icabod. Pense donc... sept mille ans.
— Je suis prêt, moi, dit Icabod fièrement. Je me suis passé au Miror ce matin, mais toi, tu aurais besoin d’un coup de peigne. Tu es tout ébouriffé.
— Sept mille ans, dit Josué. Je n’aimerais pas vivre si vieux.
Sept mille années et sept mille mondes, chacun marchant sur les traces de l’autre. Mais cela devait faire encore plus. Un monde par jour. Trois cent soixante-cinq fois sept mille. Ou peut-être un monde à la minute. Ou même un monde à la seconde. C’était beaucoup, une seconde, assez pour séparer deux mondes. Trois cent soixante-cinq fois sept mille que multiplient vingt-quatre que multiplient soixante fois soixante...
Non, il n’y avait pas de passé. Pas de retour en arrière. On ne pouvait pas remonter le temps pour vérifier les dires de Jenkins, pour voir s’il disait la vérité ou si sept mille années avaient un peu déformé ses souvenirs. On ne pouvait pas revenir en arrière pour vérifier les légendes brumeuses qui parlaient d’une maison et d’une famille de websters et d’une coupole de néant tapie sur des montagnes très loin au-delà de la mer.
Icabod s’avança, portant un peigne et une brosse et Josué recula.
— Allons, fit Icabod, je ne vais pas te faire de mal.
— La dernière fois, dit Josué, tu as failli m’écorcher vif. Va doucement.
Le loup était venu dans l’espoir de faire un petit repas supplémentaire, mais rien n’était prêt et il était trop poli pour demander quoi que ce fût. Il s’était donc assis, sa queue en panache bien ramenée autour de ses pattes, et il regardait Peter tailler avec un couteau la mince baguette.
Fatso, l’écureuil, se laissa tomber d’une basse branche et sauta sur l’épaule de Peter.
— Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda-t-il.
— Un bâton qu’on lance, dit Peter.
— Tu peux lancer n’importe quel bâton, dit le loup. Ce n’est pas la peine d’en avoir un extraordinaire. Tu peux ramasser n’importe lequel.
— Mais non, celui-ci est une invention, dit Peter. Quelque chose que j’ai fabriqué. Mais je ne sais pas comment ça s’appelle.
— Ça n’a pas de nom ? demanda Fatso.
— Pas encore, dit Peter. Il faudra que j’en trouve un.
— Mais, insista le loup, tu peux lancer n’importe quel bâton.
— Pas si loin, dit Peter. Pas si fort.
Peter fit rouler le bâton entre ses doigts, pour sentir la rondeur bien lisse du bois, et l’examina pour s’assurer qu’il était bien droit.
— Je ne le lance pas avec mon bras, dit Peter. Je le lance avec un autre bâton et une corde.
Il prit un autre instrument appuyé au tronc de l’arbre.
— Ce que je n’arrive pas à comprendre, dit Fatso, c’est pourquoi tu veux lancer un bâton.
— Je ne sais pas, dit Peter. Pour m’amuser.
— Vous autres websters, dit le loup, vous êtes de drôles de corps. Je me demande quelquefois si vous avez tout votre bon sens.
— Si le bâton est bien droit, et si on a une bonne corde, dit Peter, on peut toucher tout ce qu’on veut. Il ne suffit pas de ramasser n’importe quel morceau de bois. Il faut chercher...
— Montre-moi, dit Fatso.
— Tiens, dit Peter, en prenant la longue tige de noyer. C’est solide, tu vois. Et élastique. Si tu le plies, ça reprend sa position primitive. J’ai attaché les deux extrémités avec une corde ; je pose le bâton à lancer comme ceci, une extrémité contre la corde, et puis je tire en arrière...
— Tu as dit que tu pouvais toucher ce que tu voulais, fit le loup. Eh bien ! montre-nous.
— Qu’est-ce que je vais briser ? demanda Peter. Trouvez-moi une cible et...
— Tiens, dit Fatso, très excité. Ce rouge-gorge-là, dans l’arbre.
D’un geste prompt, Peter tendit la corde, la longue tige se replia en forme d’arc et le bâton partit en sifflant. Le rouge-gorge dégringola de la branche où il était perché, dans une pluie de plumes. Il heurta le sol avec un bruit sourd et resta sur le dos, minuscule, désemparé, ses petites serres tendues vers l’arbre. Du sang perlait sur son bec et venait tacher la feuille sur laquelle reposait sa tête.
Fatso se figea sur l’épaule de Peter et le loup bondit sur ses pattes. Et ce fut le silence, le silence des feuilles immobiles, des nuages qui passaient devant le soleil de midi.
— Tu l’as tué, lit Fatso d’une voix étranglée par l’horreur. Il est mort ! C’est toi qui l’as tué !
— Je ne savais pas, protesta Peter, atterré. Je n’avais jamais essayé de toucher quoi que ce soit de vivant. Je visais des cibles...
— Mais tu l’as tué. Et on ne doit pas tuer.
— Je sais bien, dit Peter. Je sais qu’il ne faut pas tuer. Mais c’est toi qui m’as dit de tirer sur lui. Tu me l’as montré. Tu...
— Je ne pensais pas que tu le tuerais ! hurla Fatso. Je pensais que tu allais juste le toucher. Lui faire peur. Il était si gras, si gentil...
— Je t’avais dit que le bâton frappait fort.
Le webster était figé sur place.
Loin et fort, se disait-il. Ça va loin et fort... et vite.
— Il ne faut pas te frapper comme ça, mon vieux, dit la voix douce du loup. Nous savons bien que tu ne voulais pas lui faire de mal. Ça restera entre nous trois. Nous ne dirons rien.
Fatso sauta de l’épaule de Peter et cria de la branche à laquelle il se cramponnait :
— Si, si, je vais aller le dire à Jenkins !
— Sale petit mouchard, gronda le loup, les yeux soudain brillants de rage. Rapporteur !
— Je vais le dire ! hurla Fatso. Attendez un peu. Je vais le dire à Jenkins.
Il grimpa de branche en branche, sauta dans un autre arbre.
Le loup se mit en mouvement.
— Attends ! cria Peter.
— Il ne peut pas faire tout le trajet par les arbres, dit vivement le loup. Il faudra bien qu’il descende pour traverser le champ. Tu n’as pas besoin de t’inquiéter.
— Non, dit Peter. Plus de meurtres. Un seul suffit.
— Il le dira, tu sais.
— Oui, je suis sûr qu’il le dira, acquiesça Peter.
— Je pourrais l’en empêcher.
— Quelqu’un pourrait te voir et te signaler, dit Peter. Non, Lupus, je ne veux pas.
— Alors tu ferais mieux de filer, dit Lupus. Je connais un endroit où tu pourrais te cacher. Un endroit où ils ne te trouveront jamais. Même s’ils cherchent pendant mille ans.
— Je ne pourrai pas m’échapper, dit Peter. Il y a partout des yeux qui guettent dans les bois. Trop d’yeux. Ils diraient ou je suis parti. On ne peut plus se cacher maintenant.
— Je crois que tu as raison, dit le loup. Oui, je crois que tu as raison. (Il se retourna et examina le cadavre du rouge-gorge.) Si nous faisions disparaître la pièce à conviction ? proposa-t-il.
— La pièce à conviction ?...
— Bien sûr...
Le loup s’avança rapidement, baissa la tête. On entendit un bruit de chairs broyées. Lupus se lécha les babines et s’assit, la queue bien enroulée autour des pattes.
— On pourrait s’entendre, tous les deux, dit-il. Oui, j’ai l’impression qu’on pourrait s’entendre. Nous nous ressemblons tellement.
Sur son museau était collé un duvet révélateur.
Le corps était une merveille.
Inoxydable ; d’une solidité à toute épreuve. Et avec tous les perfectionnements imaginables.
C’était le cadeau d’anniversaire de Jenkins. Sur la poitrine une inscription disait :
POUR JENKINS DE LA PART DES CHIENS
« Mais je ne le mettrai jamais, se dit Jenkins. C’est trop excentrique pour un vieux robot comme moi. Je ne me sentirais pas à ma place dans une aussi somptueuse enveloppe. »
Il se balançait doucement dans le fauteuil à bascule, tout en écoutant le gémissement du vent dans les gouttières.
« Ils étaient pleins de bonnes intentions. Et je ne voudrais pas les vexer pour un empire. Il faudra que je le mette de temps en temps, pour la forme. Simplement pour faire plaisir aux Chiens. Ce ne serait pas bien de ma part de ne pas le porter quand ils se sont donné tellement de mal pour me le faire faire. Mais pas tous les jours ; ce sera mon corps de sortie.
« Tiens, je le mettrai peut-être pour le pique-nique des Webster. Il faut que je me mette sur mon trente-et-un pour le pique-nique. C’est un grand jour. C’est le jour où tous les Webster du monde, tous ceux qui restent, se réunissent. Et ils veulent que je sois avec eux. Ah ! oui, ils y tiennent beaucoup. Parce que je suis un robot Webster. Parfaitement, je l’ai toujours été et je le serai toujours. »
Il baissa la tête et marmonna des mots qui résonnèrent doucement dans la pièce. Des mots qu’il était seul à n’avoir pas oubliés, seul, avec les murs. Des mots qui dataient d’un lointain passé.
« Et le feu, songea Jenkins. Voilà bien longtemps que nous n’avons pas fait de feu. Les hommes aimaient bien le feu. Ils aimaient s’asseoir devant, regarder les flammes et construire des images dans leurs reflets. Et rêver...
« Mais les rêves des hommes s’en sont allés. Les hommes sont partis pour Jupiter, ils se sont enfuis à Genève, et ils connaissent un faible regain de vigueur, bien faible, avec les Webster d’aujourd’hui.
« Le passé, j’en ai assez du passé. Il m’a rendu inutile. J’ai trop de souvenirs, j’en ai tant qu’ils finissent par tenir plus de place dans ma pensée que ce que j’ai à faire. Je vis dans le passé et ce n’est pas une façon de vivre.
« Josué dit qu’il n’y a pas de passé et il ne doit pas se tromper. De tous les Chiens, s’il y en a un qui le sait, c’est lui. Car il s’est donné assez de mal pour trouver un passé qu’il puisse explorer, pour remonter dans le temps et vérifier les histoires que je lui ai racontées. Il croit que je déraisonne et que je lui débite de vieux contes de robot, où la fantaisie se mélange à la réalité.
« Il ne voudrait jamais, le reconnaître ouvertement, mais c’est ce qu’il pense, le gaillard. Il ne croit pas que je le sais, mais c’est comme ça.
« Il ne peut pas me duper, se dit Jenkins, en riant sous cape. Aucun d’eux ne peut me duper. Je les connais à fond. J’ai aidé Bruce Webster à soigner les premiers d’entre eux. J’ai entendu le premier mot qu’ils aient jamais prononcé. Et s’ils ont oublié, eux, moi je n’ai pas oublié : je me souviens de tout, geste, parole, regard.
« Après tout, c’est peut-être naturel qu’ils oublient. Ils ont fait de grandes choses. Je les ai laissés faire en intervenant le moins possible, et je m’en félicite. C’était ce que m’avait conseillé de faire Jon Webster, ce fameux soir, il y a si longtemps. Et c’est pour laisser faire les chiens qu’il a fermé la cité de Genève. Car c’est Jon Webster qui a fait cela. Ce ne pouvait être que lui.
« Il croyait isoler ainsi à jamais la race humaine pour laisser aux chiens le champ libre sur la Terre. Mais il avait oublié une chose. Eh oui ! il avait oublié que son fils et la petite bande de fanatiques de l’arc et de la flèche s’en étaient allés ce matin-là jouer aux hommes des cavernes... et aux femmes des cavernes aussi.
« Et leur jeu est devenu réalité, dure réalité, pendant près de mille ans. Jusqu’au jour où nous les avons trouvés et ramenés au bercail. A la Maison Webster, à l’endroit où tout a commencé. »
Jenkins croisa les mains sur son ventre et, la tête penchée, se mit à se balancer doucement. Le fauteuil craquait, le vent galopait dans les gouttières, une fenêtre se mit à battre. La cheminée, de sa voix enrouée par la suie, parlait des jours et des gens d’autrefois, et des vents de jadis qui soufflaient de l’ouest.
« Le passé, songea Jenkins. C’est bien futile, bien vain quand on a tant à faire. Quand les Chiens ont encore tant de problèmes à résoudre.
« La surpopulation, par exemple. Voilà un problème dont on discute depuis trop longtemps sans rien décider. Il y a trop de lapins, parce que ni les loups ni les renards ne peuvent plus les tuer. Trop de daims parce que les loups et les lions des montagnes ne doivent plus manger de gibier. Trop de ratons laveurs, trop de souris, de chats sauvages. Trop d’écureuils, trop de porcs-épics, trop d’ours.
« Une fois supprimé le frein du meurtre, la vie a pullulé. Qu’on ajoute à cela la lutte contre les maladies menée par les médecins-robots et on arrive à la surpopulation.
« L’homme avait trouvé la solution. Oui. Il tuait tout ce qui se trouvait sur son chemin : les autres hommes comme les animaux.
« L’homme n’avait jamais songé à une grande société animale unique, n’avait jamais rêvé de voir l’ours, le raton laveur et le chat descendre ensemble le chemin de la vie, en faisant des plans communs, en s’entraidant, en bannissant toutes les différences.
« Mais les Chiens l’ont réalisée, cette société.
« Comme un conte de la Mère l’Oye. Comme les livres d’enfants du temps jadis, où l’on voyait le Lion s’allonger à côté de l’Agneau. Comme un dessin animé de Wall Disney, à cela près que les dessins animés n’avaient jamais l’air vrais car ils étaient fondés sur une philosophie humaine. »
La porte s’entrouvrit, des pas résonnèrent sur le plancher. Jenkins se retourna dans son fauteuil.
— Bonjour, Josué, dit-il. Bonjour, Icabod. Entrez donc. Je réfléchissais.
— Nous avons vu une lumière en passant, dit Josué.
— Je pensais aux lumières, dit Jenkins en hochant lentement la tête. Je songeais à cette nuit d’il y a cinq mille ans. Jon Webster était arrivé de Genève, c’était le premier homme à venir depuis bien des siècles. Il était dans la chambre en haut, tous les Chiens dormaient et moi, j’étais près de la fenêtre et je regardais la rivière. Et il n’y avait pas de lumières. Pas une seule lumière. Rien qu’une grande étendue noire. Et je pensais au temps où il y avait encore des lumières et je me demandais si ce jour-là reviendrait jamais.
— Il y a des lumières maintenant, dit Josué, d’une voix très douce. Il y a des lumières à travers tout le monde, ce soir. Même dans les cavernes et dans les grottes.
Icabod traversa la pièce et s’approcha du corps de robot flambant neuf posé dans un coin, et tendit la main pour caresser presque tendrement l’enveloppe métallique.
— C’est très gentil de la part des Chiens, de m’avoir donné ce corps, dit Jenkins. Mais ils n’auraient pas dû. Avec quelques petits rafistolages par-ci par-là, le vieux est encore bon.
— Mais c’est parce que nous vous aimons, lui dit Josué. C’est la moindre des choses. Nous avons essayé plusieurs fois de vous faire d’autres cadeaux, mais vous n’avez jamais voulu nous laisser. Nous aurions voulu vous construire une maison pour vous, avec tout le confort.
Jenkins secoua la tête :
— Ce ne serait pas la peine, car je ne pourrais pas y vivre. Tu comprends, ici, je suis chez moi. J’ai toujours habité ici. J’ai toujours rafistolé cette maison comme mon corps et j’y serai toujours heureux.
— Mais vous êtes tout seul.
— Pas du tout, dit Jenkins. La maison est pleine de monde.
— Comment cela ? demanda Josué.
— Des gens que je connaissais, dit Jenkins.
— Bigre ! fit Icabod, quel corps ! J’aimerais bien l’essayer.
— Icabod ! cria Josué. Reviens ici. Veux-tu ne pas toucher à ça !
— Bah ! fit Jenkins, il faut laisser les jeunes s’amuser. Qu’il vienne un jour où je ne serai pas trop occupé...
— Non, dit Josué.
Une branche grinça contre la gouttière et vint frapper au carreau. Un bardeau craqua et le vent fit des entrechats sur le toit.
— Je suis bien content que tu sois passé, dit Jenkins. Je voudrais te parler.
Il se balança dans son fauteuil.
— Je ne durerai pas éternellement, dit Jenkins. Sept mille ans, c’est déjà plus que je n’étais en droit d’attendre.
— Avec le nouveau corps, dit Josué, vous pourrez durer encore trois fois sept mille ans.
Jenkins secoua la tête :
— Ce n’est pas au corps que je pense. C’est le cerveau qui me préoccupe. C’est un mécanisme, tu comprends. Il a été bien conçu, pour durer longtemps, mais pas éternellement. Un jour, quelque chose se déréglera et mon cerveau s’arrêtera de fonctionner.
On entendit le craquement du fauteuil dans le silence de la pièce.
— Ce sera la mort, dit Jenkins. Ce sera la fin pour moi. Et c’est très bien ainsi. C’est ainsi que cela doit être. Car je ne suis plus bon à rien. Autrefois, on avait besoin de moi, mais c’est fini.
— Nous avons toujours besoin de vous, dit doucement Josué. Nous ne pourrions pas nous passer de vous.
Mais Jenkins reprit comme s’il n’avait rien entendu.
— Je peux te parler des Webster. Je veux te raconter leur histoire. Je veux que tu comprennes.
— J’essaierai de comprendre, dit Josué.
— Vous, les Chiens, vous dites les websters, sans majuscule, et cela n’a pas d’importance, dit Jenkins. Peu importe comment vous les appelez pourvu que vous sachiez qui ils sont.
— Tantôt vous les appelez des hommes et tantôt vous les appelez les websters, dit Josué. Je ne comprends pas.
— C’étaient des hommes, dit Jenkins, et c’étaient les maîtres de la Terre. Et parmi eux une famille s’appelait les Webster. Et ce sont eux qui vous ont rendu ce grand service.
— Quel grand service ?
Jenkins s’arrêta de se balancer.
— Je suis distrait, marmonna-t-il. J’oublie si facilement. Et je mélange un peu tout.
— Vous parliez d’un grand service que les websters nous ont rendu.
— Heu ! fit Jenkins, oh, oui, c’est cela. Eh bien, il faut les surveiller. Il faut bien s’occuper d’eux, et les surveiller. Les surveiller surtout.
Il reprit son mouvement de bascule et ses pensées reprirent leur cours, au rythme du balancement. « Tu as bien failli le leur dire, pensa-t-il. Tu as failli gâcher le rêve.
« Mais je me suis rappelé à temps. Oui, Jon Webster, je me suis repris à temps. J’ai tenu ma promesse, Jon Webster.
« Je n’ai pas dit à Josué que les Chiens étaient autrefois les animaux favoris des hommes, que ce sont les hommes qui les ont élevés à la place qu’ils occupent aujourd’hui. Car ils ne doivent jamais savoir. Ils doivent garder la tête haute. Ils doivent poursuivre leur tâche. Les vieilles légendes que l’on contait au coin du feu ont disparu et il ne faut pas qu’elles reviennent jamais.
« J’aimerais pourtant bien leur dire. Dieu sait que j’aimerais les mettre en garde. Leur expliquer comment nous avons débarrassé de leurs vieilles conceptions les hommes des cavernes que nous avons recueillis en Europe. Comment nous leur avons fait oublier ce qu’ils savaient. Comment nous avons fait disparaître de leurs esprits la notion d’armes, comment nous leur avons enseigné l’amour et la paix.
« J’aimerais pouvoir les prévenir afin qu’ils guettent chez les humains tout retour de leurs anciennes tendances. »
— Mais vous disiez... insista Josué.
Jenkins eut un geste de négation :
— Rien du tout, Josué. Ce n’était qu’un radotage de vieux robot. Par moments, mes pensées s’embrouillent, et je dis des choses que je n’avais pas l’intention de dire. Je pense tellement au passé... et tu prétends qu’il n’y a pas de passé.
Icabod, accroupi sur le sol, leva les yeux vers Jenkins.
— Bien sûr qu’il n’y en a pas, dit-il. Nous avons essayé quarante méthodes différentes depuis dimanche, et toutes concordes. Tout se tient. Il n’y a pas de passé.
— Il n’y a pas la place, poursuivit Josué. Quand on voyage le long du fil du temps, ce n’est pas le passé qu’on trouve, mais un autre monde, un autre champ de conscience. La terre est la même, vous comprenez, ou presque. Les mêmes arbres, les mêmes rivières, les mêmes collines, mais ce n’est pas le monde que nous connaissons. Parce que celui-là aurait connu un développement différent. La seconde qui est juste derrière nous est en fait une seconde tout autre, un secteur totalement distinct du temps. Nous vivons sans cesse dans la même seconde, dans le minuscule intervalle de temps qui a été alloué à notre monde à nous.
— Ce qui nous a trompés, dit Icabod, c’est notre façon de mesurer le temps. C’est cela qui nous a empêchés de voir les choses comme elles sont en fait. Car nous étions persuadés que nous traversions le temps, alors que ce n’est pas cela du tout. Nous nous déplaçons avec le temps. Nous disions : encore une seconde de passée, encore une minute, encore une heure, encore un jour, alors qu’en réalité la seconde, la minute, l’heure était toujours là. C’était toujours la même. Elle s’était seulement déplacée et nous avions suivi le mouvement.
Jenkins hocha la tête :
— Je vois. Comme des bois flottants, comme des morceaux de bois qui flottent sur la rivière. Le paysage des rivières change, mais l’eau est toujours la même pour eux.
— En gros, c’est cela, dit Josué. A cela près que le temps est un courant rigide et que les différents mondes ont chacun une position plus fixe que le bois qui flotte sur la rivière.
— Et ce sont les horlas qui habitent ces autres mondes ?
— J’en suis persuadé, dit Josué.
— Et maintenant, dit Jenkins, je présume que vous êtes en train de chercher un moyen de vous rendre dans ces autres mondes ?
Josué se gratta doucement.
— Je pense bien, dit Icabod. Nous avons besoin d’espace.
— Mais les horlas...
— Peut-être les horlas n’occupent-ils pas tous les mondes, dit Josué. Il peut exister des mondes vides. Si nous pouvons les découvrir, ils nous seront utiles. Il nous faut de l’espace. L’augmentation de la population va déclencher une vague de massacres. Et nous nous retrouverons alors à notre point de départ.
— Il y a déjà des meurtres, dit paisiblement Jenkins.
Josué fronça le front et ses oreilles s’abaissèrent :
— Drôles de meurtres. Les victimes sont mortes, mais on ne les a pas touchées. Pas de sang. Elles sont par terre, c’est tout. Nos techniciens médicaux en deviennent fous. Ils ne trouvent rien. Rien qui explique ces décès.
— Et pourtant ils sont morts, dit Icabod.
Josué se pencha plus près, baissa la voix :
— J’ai peur, Jenkins, j’ai peur que...
— Il n’y a pas de quoi avoir peur.
— Mais si. Angus m’a dit. Angus a peur qu’un des horlas... qu’un des horlas n’ait traversé.
Une bouffée de vent tournoya dans la cheminée, tourbillonna dans la gouttière. Et la peur vint rôder sur le toit, d’un pas assourdi.
Jenkins frissonna et dit d’une voix mal assurée :
— Personne n’a jamais vu de horla.
— On ne peut pas les voir.
— Non, dit Jenkins. Non. On ne peut pas les voir.
C’était ce que l’Homme avait dit jadis. On ne voyait pas un fantôme, on ne voyait pas un revenant, mais on en sentait la présence. Car l’eau continuait à couler du robinet quand on l’avait bien fermé, des doigts grattaient au carreau et les chiens hurlaient dans la nuit, mais on ne voyait aucune trace dans la neige,
Et des doigts vinrent gratter au carreau.
Josué se dressa et demeura lige sur place, véritable statue de chien, une patte lovée, les lèvres retroussées, prêt à mordre. Icabod se crispa, les pieds solidement plantés sur le sol, aux aguets.
Le grattement recommença.
— Ouvre la porte, dit Jenkins à Icabod. Il y a quelque chose qui veut entrer.
Icabod se leva dans le silence. La porte s’ouvrit en grinçant et au même instant, l’écureuil entra en trombe et sauta sur les genoux de Jenkins.
— Eh bien ! Fatso, dit Jenkins.
Josué se rassit ; sa lèvre recouvrit à nouveau ses crocs. Icabod arborait un sourire figé.
— Je l’ai vu ! cria Fatso. Je l’ai vu tuer le rouge-gorge. Il a fait cela avec un bâton qu’il a lancé. Et les plumes ont volé. Et il y avait du sang sur la feuille.
— Du calme, dit doucement Jenkins. Prends ton temps et raconte-moi. Tu es tout excité. Tu as vu quelqu’un tuer un rouge-gorge ?
Fatso reprit son souffle ; il claquait des dents,
— C’était Peter, dit-il.
— Peter ?
— Peter, le webster.
— Tu disais qu’il avait lancé un bâton ?
— Oui, il l’a lancé avec un autre bâton. Les deux bouts étaient attachés avec une corde et il a tiré la corde, alors le grand bâton s’est plié...
— Je sais, dit Jenkins. Je sais.
— Vous savez ! Vous savez ce que c’est ?
— Oui, dit Jenkins. Je sais ce que c’est. C’était un arc et une flèche.
Et quelque chose dans son ton réduisit les trois autres au silence ; la pièce soudain parut immense et vide et on aurait dit que le claquement de la branche contre la fenêtre venait de très loin, comme une voix qui appelait à l’aide.
— Un arc et une flèche ? demanda finalement Josué. Qu’est-ce qu’un arc et une flèche ?
« Et voilà », pensa Jenkins.
« Qu’est-ce qu’un arc et une flèche ?
« C’est le commencement de la fin. C’est le sentier tortueux qui mène à la route où résonne le tonnerre de la guerre.
« C’est un jeu et une arme tout à la fois et un triomphe de l’ingéniosité humaine.
« C’est la première esquisse de la bombe atomique.
« C’est le symbole d’une conception de la vie.
« Et c’est un vers d’une chanson enfantine.
« Qui a tué le Rouge-Gorge ?
Moi, dit le moineau.
Avec mon arc et ma flèche,
J’ai tué le Rouge-Gorge.
« Et c’était quelque chose d’oublié. D’oublié, mais de retrouvé.
« C’est bien ce que je craignais. »
Il se redressa dans son fauteuil, et se leva lentement.
— Icabod, dit-il, j’ai besoin de toi.
— Bien sûr, dit Icabod. A votre service.
— Je voudrais mettre mon nouveau corps, dit Jenkins. Il faut que tu démontes mon boîtier à cerveau...
— Je sais le faire, Jenkins, dit Icabod.
— Qu’y a-t-il, Jenkins ? Qu’allez-vous faire ? demanda Josué, d’une voix soudain affolée.
— Je vais aller trouver les Mutants, dit Jenkins, en détachant chaque mol. Après tant d’années, je vais leur demander secours.
L’être glissa sur le versant de la colline, évitant les taches de clair de lune. A la lumière de la lune, il brillait, et il ne devait pas se faire voir. Il ne devait pas gâcher la chasse des autres qui venaient après.
Car il en viendrait d’autres. Pas en masse, bien sûr ; non, leurs arrivées seraient soigneusement contrôlées et se feraient en des points très différents, pour éviter que les créatures vivantes de ce monde étonnant ne prennent peur.
Car une fois l’alarme donnée, la fin ne tarderait pas.
L’être s’accroupit dans le noir et ses nerfs tendus, frémissants, fouillèrent la nuit. Il tria les pulsations qu’il connaissait, les classant dans son cerveau bien rangé.
Il en connaissait certaines, devinait la nature de certaines autres, mais il y en avait qui gardaient pour lui leur mystère. Une surtout, qui évoquait une impression d’horreur.
Il se colla contre le sol, redressant sa tête affreuse et s’efforçant de faire abstraction des messages vibrants de la nuit. Il concentra son attention sur la chose qui gravissait la colline.
La chose se composait de deux êtres, deux êtres différents. Un grognement monta en lui et son corps mince se raidit sous l’effet d’une attente frémissante à quoi venait se mêler une terreur insondable.
Il se souleva un peu dévala la colline afin de couper la route aux deux êtres qui montaient.
Jenkins avait retrouvé sa jeunesse, sa force, son agilité de corps et d’esprit. Il marchait d’un pas vif sur les coteaux noyés de lune. Son oreille enregistrait avec précision le murmure des feuilles, le pépiement des oiseaux, et tant d’autres choses encore.
Ce corps était vraiment un bijou. Il était inoxydable, inaltérable.
« Je n’aurais jamais cru qu’un nouveau corps me changerait tellement l’existence. Je ne me rendais pas compte du point de délabrement auquel était parvenu l’autre. Il n’avait jamais été extraordinaire et pourtant c’était ce qui se faisait de mieux à l’époque où on l’avait fabriqué. C’était merveilleux ce qu’on arrivait à faire maintenant. »
C’était l’oeuvre des robots, bien sûr. Des robots sauvages. Les Chiens s’étaient arrangés avec eux pour qu’ils fassent le corps. Chiens et robots sauvages n’avaient plus guère de rapports. Ils s’entendaient bien, mais précisément parce que les uns laissaient les autres tranquilles et que personne ne se mêlait des affaires d’autrui.
Un lapin s’agita dans son terrier, et Jenkins le sentit. Un raton laveur passa dans les parages et Jenkins le sentit aussi : il perçut la présence du petit cerveau curieux derrière les yeux fouineurs qui le fixaient au creux du buisson. Et sur la gauche, pelotonné sous un arbre, un ours dormait et rêvait en dormant : un rêve de glouton, plein de miel sauvage, de poisson péché dans la crique, le tout assaisonné de quelques fourmis trouvées par hasard en retournant une pierre.
C’était ahurissant et cependant naturel. Cela semblait aussi naturel que de lever les pieds pour marcher, aussi naturel que d’entendre normalement. Mais c’était autre chose que voir ou qu’entendre. Sans que ce fût pourtant imaginer. Car Jenkins était sûr de la présence du lapin dans son terrier, du raton laveur dans le buisson et de l’ours endormi au pied de l’arbre.
« C’est là, se dit-il, le genre de corps que possèdent les robots sauvages, car il est bien certain que s’ils peuvent en faire un pour moi, ils ne se sont pas privés d’en fabriquer pour eux-mêmes.
« Ils ont fait du chemin, eux aussi, en sept mille ans. Mais nous n’avons pas fait attention à eux, voilà tout. Les robots allaient leur chemin, les Chiens suivaient le leur et personne n’interrogeait l’autre, ne se demandait ce qu’il faisait. Tandis que les robots construisaient des astronefs et cherchaient à atteindre les étoiles, tandis qu’ils fabriquaient des corps perfectionnés, qu’ils faisaient des recherches de mathématiques et de mécanique, les Chiens étudiaient les animaux, créaient une fraternité de tout ce qui du temps de l’Homme avait été traqué et réduit à l’état sauvage, ils écoutaient les horlas et découvraient, en fouillant les profondeurs du temps, que le temps n’existait pas.
« Et si les Chiens et les Robots sont allés si loin, les Mutants ont dû aller encore plus loin. Et ils m’écouteront, se dit Jenkins, il faudra qu’ils m’écoutent, car je leur apporte un problème qui est exactement de leur ressort. Les Mutants, en effet, sont des hommes, quoi qu’ils en aient, ce sont les fils de l’Homme. Et ils ne peuvent plus garder de rancoeur maintenant, car le nom de l’Homme n’est plus qu’une poussière qu’emporte le vent, que le bruissement des feuilles par un jour d’été.
« Et puis je ne les ai jamais ennuyés depuis sept mille ans. Joe était un de mes amis, aussi ami que peut l’être un Mutant. Il me parlait à une époque où il ne voulait pas parler aux hommes. Les Mutants m’écouteront, ils me diront ce qu’il faut faire. Ils ne se moqueront pas de moi.
« Parce qu’il n’y a pas de quoi rire. Il ne s’agit que d’un arc et d’une flèche, mais il n’y a pas de quoi rire. Peut-être aurait-on pu s’en moquer jadis, mais l’histoire ôte à tant de choses leur caractère risible ! Si la flèche est une plaisanterie, alors la bombe atomique aussi, et aussi le nuage bactériologique qui anéantit des cités entières et la fusée hurlante qui va tomber à quinze mille kilomètres de son point de départ et tue un million de personnes.
« Bien sûr, il n’y a plus un million de personnes maintenant. Il n’en reste plus que quelques centaines, vivant dans des maisons que les Chiens ont construites pour eux, parce que les Chiens savaient ce que c’était que des êtres humains, quelle relation existait entre eux, et qu’ils considéraient les hommes comme des dieux. Ils les tenaient pour des dieux et contaient de vieilles légendes par les soirs d’hiver au coin du feu et préparaient le jour où l’Homme peut-être reviendrait leur caresser la tête en disant : « Bon travail, fidèle et vaillant serviteur. »
« Et c’était injuste, se dit Jenkins, en descendant à grands pas la colline, c’était vraiment injuste. Car les hommes ne méritaient pas ce culte, ils ne méritaient pas cette divinisation. Moi-même ne les ai-je pas aimés ? Et je les aime encore d’ailleurs : non pas parce que ce sont des hommes, mais à cause du souvenir que j’ai gardé de quelques-uns d’entre eux.
« Il était injuste que les Chiens construisissent pour l’Homme. Car ils faisaient mieux que l’Homme n’avait jamais fait. J’ai donc effacé le souvenir de l’Homme et cela a été un travail de longue haleine. De longues années durant, je me suis efforcé de leur faire oublier les légendes, de brouiller leurs souvenirs, et maintenant ils appellent les hommes des websters et ils croient que c’est bien ce qu’ils sont.
« Je me suis demandé si j’avais eu raison. Je me faisais l’effet d’un traître et pendant que le monde était en proie à l’ombre et au sommeil, je passais des nuits amères à me balancer dans mon fauteuil en écoutant le vent gémir dans les gouttières. Car peut-être n’avais-je pas le droit de faire ce que j’avais fait. Cela n’aurait sans doute pas plu aux Webster. Car telle était l’emprise qu’ils avaient sur moi, qu’ils ont encore d’ailleurs, que des millénaires passaient et que je me demandais si ce que j’avais fait ne leur aurait pas déplu.
« Mais maintenant je sais que j’ai eu raison. L’arc et la flèche en sont la preuve. Un jour j’ai cru que l’Homme peut-être avait pris la mauvaise route, que quelque part dans le monde de sombre sauvagerie d’où il avait fini par émerger, il était parti du mauvais pied. Mais je vois bien que je m’étais trompé. Il y avait pour l’Homme une route et une seule : celle de l’arc et de la flèche.
« J’ai bien essayé : Dieu sait que j’ai fait des efforts.
« Quand nous avons ramassé les traînards et que nous les avons recueillis dans la Maison Webster, je leur ai retiré leurs armes, non seulement des mains, mais de l’esprit. J’ai réédité tout ce qu’on pouvait rééditer de la littérature et j’ai brûlé le reste. Je leur ai de nouveau fait apprendre à lire, à chanter, à penser. Et les livres qu’ils ont lus ne parlaient plus de guerre, ni d’armes ; on n’y trouvait plus trace de haine ni d’histoire, car l’histoire n’est que haine ; on n’y voyait plus de batailles, ni de héros, ni de trompettes.
« Mais c’était du temps perdu, songea Jenkins. Je sais maintenant que c’était du temps perdu. Car, quoi qu’on fasse, l’homme inventera un arc et des flèches. »
Il avait descendu la longue pente de la colline et traversé la crique qui rejoignait la rivière et maintenant il escaladait le versant d’une nouvelle colline que couronnait une falaise abrupte.
Il entendait de menus froissements et son nouveau corps dit à son cerveau que c’étaient des souris qui détalaient dans les tunnels qu’elles avaient creusés sous l’herbe. Et un instant il sentit la joyeuse animation des souris, les infimes ébauches de pensées qui passaient dans leur esprit informe.
Une belette était tapie au creux d’un arbre abattu et son esprit était plein de pensées mauvaises ; elle pensait aux souris, aux jours enfuis où les belettes mangeaient les souris. Et elle était partagée entre la soif de sang et la peur de ce que les Chiens pourraient faire si elle tuait une souris, des centaines d’yeux qui veillaient pour empêcher que le crime ne revînt souiller la terre.
Mais un homme avait tué. Une belette n’osait pas tuer et un homme avait tué. Sans mauvaise intention, peut-être bien, sans malice. Mais il avait tué. Et les Canons disaient qu’on ne devait pas ôter la vie.
Dans les années passées, d’autres avaient tué et on les avait châtiés. Il faudrait châtier l’homme aussi. Mais le châtiment ne suffisait pas. Le châtiment seul ne résoudrait rien. La solution ne devait pas s’appliquer qu’à un seul homme, mais à tous les hommes, à toute la race. Car ce qu’avait fait l’un, les autres en étaient capables. Non seulement ils en étaient capables, mais ils le feraient sûrement, car c’étaient des hommes et les hommes avaient tué jadis et ils tueraient encore.
Le château des Mutants se dressait contre le ciel, si noir qu’il semblait briller sous la lune. On ne voyait aucune lumière et cela n’avait rien de surprenant car il en avait toujours été ainsi. Pas plus qu’on ne se souvenait avoir jamais vu la porte s’ouvrir. Les Mutants avaient bâti leurs châteaux de par le monde, ils s’y étaient enfermés et on n’avait plus entendu parler d’eux. Ils avaient mené contre les hommes une drôle de guerre et quand les hommes avaient disparu, les Mutants avaient disparu aussi.
Parvenu au pied des larges marches qui menaient à la porte, Jenkins s’arrêta. La tête renversée en arrière, il contempla le bâtiment qui se dressait devant lui.
« Je suppose que Joe est mort, se dit-il. Joe a dû vivre très vieux, mais il n’était pas immortel. Et cela me semblera étrange de rencontrer un autre Mutant et de me dire que ce n’est pas Joe. »
Il commença à grimper l’escalier, à pas très lents, les nerfs en alerte, s’attendant à entendre déferler sur lui des ricanements.
Mais il n’arriva rien.
Il monta les marches, s’arrêta devant la porte et chercha quelque chose qui lui permettrait de faire savoir aux Mutants qu’il était là.
Mais il n’y avait pas de cloche. Pas de sonnette. Pas de marteau. La porte n’était munie que d’un loquet simple.
Un peu hésitant, il leva le poing et frappa, recommença et attendit. Pas de réponse. La porte demeurait muette et immobile.
Il frappa encore, plus fort cette fois. Toujours pas de réponse.
Il avança prudemment la main et saisit le loquet, y appuya le pouce. Le loquet joua, la porte s’ouvrit et Jenkins entra.
— Tu es vraiment cinglé, dit Lupus. Moi, je les ferais courir. Je leur ferais piquer un de ces cent mètres dont ils se souviendraient. Je leur en ferais voir.
Peter secoua la tête :
— C’est peut-être ce que tu ferais, Lupus, et tu aurais peut-être raison. Mais pour moi, ce ne serait pas bien. Les websters ne s’enfuient jamais.
— Qu’en sais-tu ? demanda le loup, impitoyable. Tu parles pour ne rien dire en ce moment. Aucun webster n’a encore eu à s’enfuir et si aucun webster n’a eu à s’enfuir, comment sais-tu que jamais...
— Oh ! assez, dit Peter.
Ils gravirent en silence le sentier rocailleux.
— Quelque chose nous suit, dit Lupus.
— C’est de l’imagination, dit Peter. Qu’est-ce qui pourrait bien nous suivre ?
— Je ne sais pas, mais...
— Tu sens quelque chose ?
— A vrai dire, non.
— Tu entends, tu vois quelque chose ?
— Non, non, mais...
— Alors, rien ne nous suit, déclara Peter d’un ton catégorique. D’ailleurs on ne voit jamais plus aucune créature suivre de piste.
Le clair de lune se coulait entre les arbres, tachant de noir et d’argent la forêt. De la vallée de la rivière monta le cancan étouffé de canards qui se disputaient. Une douce brise arriva sur le flanc de la colline, apportant avec elle un pan de brume venant de la rivière.
La corde de l’arc de Peter s’accrocha dans un buisson et il dut s’arrêter pour la dégager. Ce faisant, il fit tomber par terre quelques flèches et se baissa pour les ramasser.
— Tu ferais mieux de trouver un autre moyen de trimbaler tout cet attirail, grommela Lupus. Tu passes ton temps à t’accrocher et à tout faire tomber...
— J’y ai réfléchi, dit Peter sans se démonter. Une sorte de sac que je passerais en bandoulière.
Ils grimpaient toujours.
— Que vas-tu faire une fois arrivé à la Maison Webster ? interrogea Lupus.
— Je vais demander à voir Jenkins, dit Peter. Je vais lui raconter ce que j’ai fait.
— Fatso le lui a déjà dit.
— Mais peut-être pas bien. Il a peut-être mal raconté. Fatso était très énervé.
— Il n’est pas très malin, non plus, dit Lupus.
Ils traversèrent une flaque de lune et s’enfoncèrent dans les ténèbres du chemin.
— Je me sens nerveux, dit Lupus. Je vais rentrer. C’est idiot, ce que tu fais. J’ai fait un bout de chemin avec toi, mais...
— Eh bien ! rentre, dit Peter, sans douceur. Je ne suis pas nerveux, moi. Je...
Il se retourna brusquement et ses cheveux se dressèrent sur sa tête.
Car il y avait quelque chose, quelque chose dans l’air qu’il respirait, dans son esprit, une troublante et mystérieuse impression de danger, une horrible sensation qui le prenait aux épaules et qui glissait le long de son dos.
— Lupus ! cria-t-il. Lupus !
Un buisson s’agita sur le bord du sentier et Peter se mit à courir, à toutes jambes. Il contourna un taillis et s’arrêta. Il saisit son arc et d’un geste vif prit une flèche dans sa main gauche et la tendit sur la corde.
Lupus était allongé par terre, une partie de son corps dans l’ombre, une partie sous le clair de lune. Sa lèvre retroussée découvrait ses crocs. Une de ses pattes demeurait crispée.
Une forme était penchée au-dessus de lui. Une forme, rien d’autre. Une forme qui crachait furieusement et dont les grognements rageurs retentissaient dans le cerveau de Peter. Le vent agita une branche d’arbre et la lune se montra, éclairant le contour d’un visage, un contour vague comme un dessin à la craie à demi effacé sur un tableau noir : un crâne décharné avec une bouche en mouvement, des yeux bridés et des oreilles hérissées de tentacules.
La corde de l’arc vibra et la flèche s’enfonça dans le visage... elle s’enfonça, passa à travers et retomba sur le sol. Et le visage était toujours là, ricanant.
Une autre flèche tendit la corde de l’arc. Une autre flèche partit, lancée par la détente du noyer bien souple, et lancée aussi par la haine, la peur et tout le dégoût qui s’accumulaient au coeur du tireur.
La flèche vint s’enfoncer au centre du visage crayeux, trembla et tomba par terre.
Une autre flèche. Il tira plus fort cette fois. Plus fort pour pouvoir mieux tuer cette chose qui ne voulait pas mourir quand une flèche la touchait. Qui ralentissait une flèche, la faisait trembler et se laissait traverser par elle.
Il tira sur la corde, plus loin, plus loin. Et puis...
Et puis la corde cassa.
Un instant, Peter resta immobile, son arc inutile dans une main, sa flèche inutile dans l’autre. Et il regardait le petit espace qui le séparait de la forme affreuse vautrée sur le corps gris du loup.
Il n’avait pas peur. Il était désarmé, mais il n’avait pas peur. Seule une colère terrible le secouait et une voix hurlait sans trêve dans sa tête :
TUE — TUE — TUE.
Il jeta l’arc et s’avança, les mains crispées.
La forme recula, saisie de terreur à la vue de cette créature qui marchait vers elle, enflammée d’une haine qui lui tordait les traits. La peur, l’horreur, la forme les avait déjà connues, et aussi une inquiétante résignation, mais cette fois, c’était quelque chose de nouveau. Cela lui cinglait les nerfs comme un coup tic fouet, cela lui brûlait le cerveau.
C’était de la haine.
La forme poussa un gémissement et recula en fouillant frénétiquement son cerveau pour y retrouver les symboles de la fuite.
La pièce était vide, vieille et abandonnée. Elle s’emparait du bruit d’une porte qui grinçait pour l’envoyer résonner dans de lointains couloirs d’où il revenait sans fin. C’était un endroit lourd de la poussière de l’oubli, plein de silence des siècles en allés.
Jenkins s’arrêta, la main sur la poignée de la porte, tous les sens de son nouveau corps en alerte. Il n’y avait rien. Rien que le silence, la poussière et le noir. Rien non plus qui indiquât qu’il se fût trouvé là depuis des années autre chose que le silence, la poussière et le noir. Pas trace de pas sur le sol, pas d’empreintes sur la table.
Une vieille chanson, une chanson incroyablement vieille, qui était déjà vieille quand on l’avait forgée, émergea de quelque recoin oublié de son cerveau. Et il fut surpris de la trouver là, surpris de l’avoir jamais connue ; et il se sentit soudain tout empli de mélancolie à l’idée des siècles innombrables qu’éveillait son souvenir, il évoqua avec nostalgie les coquettes maisons blanches perchées sur chaque colline, et les hommes qui aimaient leur terre et qui parcouraient leur domaine avec le calme et la tranquille assurance du propriétaire.
Annie n’habite plus ici.
« C’est stupide, se dit Jenkins. C’est stupide d’être hanté par le souvenir d’une race disparue. Stupide. »
Annie n’habite plus ici.
Qui a tué le Rouge-Gorge ? Moi, dit le moineau...
Il referma la porte derrière lui et s’avança dans la pièce.
Des meubles recouverts d’une couche de poussière attendaient le retour de l’homme qui n’était jamais revenu. Sur les tables étaient posés des outils couverts de poussière, des instruments divers. La poussière recouvrait aussi les titres des livres qui s’alignaient dans la gigantesque bibliothèque.
« Ils sont partis, se dit Jenkins. Et personne n’a su quand ni pourquoi ils sont partis. Ni même où ils sont allés. Ils se sont glissés dans la nuit sans dire à personne qu’ils partaient. Et parfois, j’en suis sûr, en y repensant, ils ricanent : ils ricanent à l’idée que nous les croyons toujours là, ils ricanent en pensant que nous montons toujours la garde au cas où ils sortiraient. »
Il y avait d’autres portes et Jenkins s’approcha de l’une d’elles. La main sur le bouton, il se dit qu’il était inutile de l’ouvrir, inutile de chercher plus avant. Si cette pièce était vieille et vide, il en serait de même des autres.
Il appuya quand même et la porte s’ouvrit et une bouffée de chaleur lui souffla au visage. Derrière, il n’y avait pas une autre pièce. Il n’y avait qu’un désert jaune d’or qui s’étendait jusqu’à un horizon vague et brûlait sous un grand soleil bleu.
Une chose verte et rouge qui aurait pu être un lézard mais qui n’en était sûrement pas un, fila à travers le sable, émettant un sifflement étrange.
Jenkins referma la porte ; il se sentait l’esprit et le corps engourdis.
Un désert, et quelque chose qui courait. Pas une autre pièce, pas un couloir, ni même une véranda : non, un désert.
Et le soleil était bleu et brûlant.
Lentement, avec mille précautions, il ouvrit encore une fois la porte.
Le désert était toujours là.
Jenkins referma la porte et s’adossa contre elle, comme s’il lui fallait toute la force de son corps de métal pour résister au désert, à tout ce qu’impliquaient cette porte et ce désert.
« Oh ! se dit-il, ils étaient malins. Malins et vifs. Beaucoup trop pour des hommes ordinaires. Jamais nous ne nous sommes rendu compte à quel point ils étaient forts. Mais je sais maintenant qu’ils étaient plus forts qu’on ne croyait.
« Cette salle n’est que l’antichambre de nombreux autres mondes, c’est une porte ouverte sur des espaces impensables où d’autres planètes gravitent autour de soleils inconnus. Un moyen de quitter cette Terre sans jamais la quitter, une façon de traverser le vide en franchissant une porte. »
Il y avait encore d’autres portes, et Jenkins les contempla longuement en hochant la tête.
Il revint à pas lents vers la porte d’entrée. Doucement, soucieux de ne pas troubler la paix de cette salle endormie sous son linceul de poussière, il souleva le loquet et retrouva dehors le monde familier. Le monde de la lune et des étoiles, du brouillard qui montait de la rivière entre les contreforts des collines, des arbres qui échangeaient de douces confidences.
Les souris couraient toujours dans leurs souterrains herbeux, l’esprit occupé de joyeuses pensées de souris, qui étaient à peine des pensées. Une chouette se morfondait, perchée sur un arbre, nourrissant des idées de meurtre.
« Comme la vieille soif de sang est encore près de la surface, se dit Jenkins. Mais nous leur donnons un meilleur départ que celui qu’on a donné à l’Homme ; il est vrai que si l’humanité avait pris un meilleur départ, cela n’aurait sans doute jamais changé grand-chose.
« Et voilà revenu cet antique besoin de sang qu’a l’Homme, cette passion d’être différent, d’être plus fort, d’imposer sa volonté grâce à des inventions de son cru : qui lui font un bras plus fort que le bras ou que la patte de n’importe quelle autre créature, qui lui donnent une mâchoire plus solide que les autres et qui lui permettent de frapper et de blesser plus loin que son bras ne peut atteindre.
« Je croyais que je pourrais servir à quelque chose. C’est pour cela que je suis venu ici. Et je ne peux rien faire.
« Rien. Car les Mutants étaient les seuls qui auraient pu nous aider et ils ont disparu.
« A toi de te débrouiller, Jenkins, se dit-il, en descendant les marches de l’escalier. A toi d’arrêter les hommes. Il faut que tu réussisses à les changer. Tu ne peux pas les laisser gâcher ce que les Chiens sont en train d’entreprendre. Tu ne peux pas les laisser faire à nouveau de ce monde un monde de l’arc et de la flèche. »
Il traversa les taillis pleins d’ombre au pied de la colline et il perçut soudain dans le sous-bois l’odeur des feuilles mortes d’automne, et c’était là une sensation neuve pour lui.
Son ancien corps n’avait pas d’organes d’odorat.
Il sentait maintenant, il voyait mieux et il possédait le don de savoir ce que pensait une autre créature, de lire les pensées des ratons laveurs, de deviner les pensées des souris, de déceler des envies de meurtres chez les hiboux et chez les belettes.
Soudain une autre sensation le frappa : il perçut un hurlement de terreur, un hurlement totalement étranger, un souffle de haine.
Cela traversa son cerveau et d’abord il s’arrêta net, puis bientôt il se mit à courir, à dévaler la colline, non pas comme un homme pourrait courir dans le noir, mais comme court un robot qui voit clair la nuit et dont la force métallique ignore l’essoufflement.
C’était de la haine et il ne connaissait qu’une sorte de haine qui pût être ressentie de celle façon.
Tandis qu’il remontait à grands pas le sentier, cela se précisa, s’affirma et il sentit la peur l’envahir : il avait peur de ce qu’il allait trouver.
Il contourna un taillis et s’arrêta net.
L’homme s’avançait, les poings serrés, et l’arc brisé gisait sur le sol. Le corps gris du loup était allongé par terre, moitié dans le clair de lune, moitié dans l’ombre, et une forme vague s’éloignait du corps, une chose qui était mi-ombre et mi-lumière, qu’on distinguait à peine, comme une de ces créatures fantomatiques qu’on rencontre parfois au hasard d’un rêve.
— Peter ! cria Jenkins, mais aucun son ne sortit de sa bouche.
Car il sentait la terreur frénétique qui déferlait sur le cerveau de cette créature indistincte, une terreur qui tranchait sur la haine de l’homme, lequel avançait toujours vers elle. La créature était terrifiée et elle faisait un effort immense, désespéré, pour retrouver, pour se rappeler quelque chose.
L’homme était presque sur la créature maintenant, il marchait très droit, avec son corps chétif, ses poings ridicules et son courage. Car il avait du courage, reconnut Jenkins, un courage qui le ferait s’attaquer à l’enfer s’il le fallait.
Et puis la créature retrouva ce qu’elle cherchait frénétiquement, elle se rappela ce qu’il fallait faire. Jenkins sentit le soulagement qui s’empara d’elle, il entendit la formule qu’elle prononça : moitié mots, moitié symboles. On aurait dit un tour de sorcellerie, une incantation, mais ce n’était pas tout à fait cela quand même. C’était plutôt un exercice mental, une pensée qui commandait au corps, line pensée qui devait être plus proche de la vérité.
Car le charme opéra.
La créature disparut. Elle disparut du monde.
Il ne resta plus une trace de sa présence, pas même une vibration. On aurait dit qu’elle n’avait jamais été.
Et la chose qu’elle avait dite, la chose qu’elle avait pensée s’en était allée aussi. D’un seul coup...
Jenkins sursauta. La formule s’était imprimée dans son esprit, et il la savait maintenant, il savait le mot qu’il fallait dire, la pensée qu’il fallait évoquer, l’inflexion qu’il fallait avoir. Mais il ne devait pas s’en servir, il devait l’oublier afin de ne pas en révéler le secret.
Car la formule avait agi sur le horla. Et elle agirait sur lui. Il savait qu’elle agirait.
L’homme s’était retourné et il était là, les bras ballants, qui dévisageait Jenkins.
Dans la tache pâle que faisait son visage dans l’ombre, ses lèvres remuèrent :
— Vous... vous...
— Je suis Jenkins, lui dit Jenkins. C’est mon nouveau corps.
— Il y avait quelque chose là, dit Peter.
— C’était un horla, dit Jenkins. Josué m’avait dit qu’un horla avait réussi à passer.
— Il a tué Lupus, dit Peter.
— Oui, il a tué Lupus, acquiesça Jenkins. Et il en a tué bien d’autres. C’était lui qui était responsable de tous ces meurtres.
— Et je l’ai tué, dit Peter. Je l’ai tué... ou fait partir... je ne sais pas.
— Tu lui as fait peur, dit Jenkins. Tu étais plus fort que lui. Il a pris peur, et il est reparti pour le monde d’où il vient.
— J’aurais pu le tuer, fit Peter, mais la corde a cassé...
— La prochaine fois, dit tranquillement Jenkins, tu prendras une corde plus solide. Je te montrerai comment on fait. Et tu mettras une pointe d’acier à ta flèche...
— A ma quoi...
— A ta flèche. Le bâton que lu lances s’appelle une flèche. Le bois et la corde dont tu le sers pour la lancer forment un arc. L’ensemble s’appelle un arc et une flèche...
— On en a donc déjà fait, dit Peter, déçu. Je ne suis pas le premier ?
Jenkins secoua la tête :
— Non, tu n’es pas le premier.
Il s’approcha et posa une main sur l’épaule de Peter :
— Viens à la maison avec moi, Peter.
Peter secoua la tête :
— Non. Je vais rester ici avec Lupus jusqu’au matin. Alors, j’appellerai ses amis et nous l’enterrerons. (Il leva la tête pour regarder Jenkins droit dans les yeux :) Lupus était un de mes amis. Un grand ami, Jenkins.
— Je sais, dit Jenkins. Mais je te reverrai ?
— Oh ! oui, dit Peter. Je serai au pique-nique webster. C’est la semaine prochaine.
— Oui, en effet, dit Jenkins, comme s’il se parlait à lui-même. En effet. Je te verrai alors.
Sur quoi il lit demi-tour et remonta lentement la colline.
Peter s’assit auprès du loup mort, attendant l’aube. Parfois il levait la main pour s’essuyer les joues.
Assis en demi-cercle, ils écoulaient attentivement Jenkins.
— Faites bien attention maintenant, dit Jenkins. C’est très important. Faites bien attention, concentrez votre pensée et serrez bien fort ce que vous avez à la main : les paniers à provisions, les arcs, les flèches et tout.
— C’est un nouveau jeu, Jenkins ? fit une des filles en riant.
— Oui, dit Jenkins, si vous voulez. Je crois que c’est cela, oui : un nouveau jeu. Un jeu passionnant, absolument passionnant.
— Jenkins invente toujours un nouveau jeu pour le pique-nique webster, dit quelqu’un.
— Et maintenant, dit Jenkins, faites bien attention. Regardez-moi et essayez de deviner à quoi je pense...
— C’est un jeu de devinette ! s’exclama l’une des petites filles. J’adore les devinettes.
Jenkins esquissa un sourire.
— Voilà, dit-il. C’est exactement cela : un jeu de devinettes. Et maintenant, si vous voulez bien faire attention et me regarder...
— Je voudrais essayer ces arcs et ces flèches, dit un des hommes. Quand ce sera fini, nous pourrons les essayer, n’est-ce pas, Jenkins ?
— Oui, dit Jenkins, d’un ton patient, quand ce sera fini, vous pourrez les essayer.
Il ferma les yeux et sa pensée alla chercher chacun d’eux, visitant l’un après l’autre ces esprits tendus vers le sien.
« Plus fort, pensa Jenkins. Plus fort ! Plus fort ! »
Un frisson lui traversa l’esprit et il le chassa. Ce n’était pas de l’hypnotisme, ce n’était pas encore de la télépathie, mais c’était ce qu’il pouvait faire de mieux. Une sorte de groupage, de rassemblement des esprits ; et tout cela présenté comme s’il s’agissait d’un jeu.
Lentement, soigneusement, il tira des profondeurs de son cerveau le symbole qu’il y avait enfoui, les mots, la pensée, l’inflexion. Il les fit l’un après l’autre passer dans sa conscience. Il attendit un moment et sentit les autres esprits entrer en contact avec le sien. Et puis il pensa tout haut, comme il l’avait vu faire au horla sur la colline.
Et il ne se passa rien. Absolument lien. Il n’y eut aucun déclic dans son cerveau. Pas non plus d’impression de chute. Pas de vertige. Rien.
Ainsi donc, il avait échoué. C’était fini. La partie était terminée.
Il ouvrit les yeux et vit que la colline n’avait pas changé. Le soleil brillait toujours et le ciel était toujours là.
Il ne bougea pas et il sentit leurs regards peser sur lui.
Tout était comme avant.
Et pourtant...
Là où s’épanouissait auparavant le massif d’arbres à thé, il y avait une marguerite. A son côté, il aperçut un plant de roses qui, quand il avait fermé les yeux, n’était pas là.
— C’est tout ? demanda la fillette au rire niais, visiblement désappointée.
— C’est tout, dit Jenkins.
— On peut essayer les arcs et les flèches maintenant ? demanda un des jeunes gens.
— Oui, dit Jenkins, mais faites attention. Ne vous tirez pas les uns sur les autres. C’est dangereux. Peter va vous montrer.
— Nous allons déballer les provisions, dit une des femmes. Vous avez apporté un panier, Jenkins ?
— Oui, dit Jenkins. C’est Esther qui l’a. Elle le tenait quand nous avons commencé à jouer.
— Oh ! que c’est gentil, dit la femme. Tous les ans vous nous faites une surprise.
« Et tu vas voir la surprise cette année, se dit Jenkins. Tu vas être bien étonnée de trouver dans mon panier de petits paquets de graines, tous proprement étiquetés.
« Car nous aurons besoin de graines. Nous allons avoir à planter de nouveaux jardins, de nouveaux champs, pour faire pousser une fois de plus de quoi vivre. Et il nous faudra des arcs et des flèches pour nous procurer de la viande. Et des lances et des hameçons pour pêcher du poisson. »
D’autres petites différences commençaient à apparaître : la façon dont un arbre était penché au bord d’un pré.
La rivière, au fond de la vallée, faisait un nouveau coude.
Jenkins écoutait les cris des hommes et des garçons qui essayaient les arcs et les flèches, il entendait le bavardage des femmes qui étendaient la nappe sur le sol et déballaient les provisions.
« Il faudra que je leur dise bientôt, songea-t-il. Il faudra que je leur dise de ne pas gaspiller la nourriture, de ne pas tout engloutir en un seul festin. Car nous aurons besoin de ces provisions pour nous permettre de passer un jour ou deux, le temps de trouver des racines comestibles, d’attraper du poisson, de cueillir des fruits.
« Oui, très bientôt, il va falloir que je leur annonce la nouvelle. Que je leur dise qu’ils sont libres. Que je leur explique pourquoi. Que je leur dise de s’en aller et d’en faire à leur tête. Car ce monde-ci est un monde tout neuf.
« Il faut aussi que je leur parle des horlas.
« Mais ce n’est pas le plus important. L’homme sait s’y prendre, il a une façon bien à lui de s’y prendre. De se débarrasser de tout ce qui se dresse sur son chemin. »
Jenkins soupira.